Thomas Falmagne, Dominique Stutzmann, Anne-Marie Turcan-Verkerk (eds.), Les cisterciens et la transmission des textes (XIIe-XVIIIe siècles), Turnhout : Brepols, 2018, 556 p., 95 €.
Quand bien même l’histoire, comme science sociale, progresse régulièrement dans une meilleure connaissance du passé, elle reste soumise à de nombreux « mythes », souvent des états de connaissance provisoire qui deviennent permanents par manque de recherche nouvelle ou par commodité intellectuelle.
L’histoire médiévale des cisterciens et de leurs rapports aux textes en est l’exemple. Ces moines auraient été imprégnés d’un rejet des nouveautés, arc-boutés sur les seuls Pères de l’Église, conservateurs, tous contraints par une volonté d’uniformité dans l’ordre de la diffusion et de la lecture des textes.
C’est pour dépasser ce mythe que cet ouvrage collectif a réuni de nombreuses communications savantes. Et si certains points peuvent se confirmer (les tendances à la sobriété des manuscrits et à la valorisation des sources bibliques ou patristiques, par exemple), l’image des cisterciens face aux textes en sort profondément renouvelée.
Pour cela, les historiens ont mis au centre des travaux la question de la « conscience philologique » des cisterciens. Quels étaient leurs rapports aux textes et quels rôles ont-ils eu dans leur transmission ? Ainsi, l’étude de leurs bibliothèques, mais aussi de leurs rapports aux autres collections de manuscrits et leurs pratiques de lecture ouvrent un large panorama de sujets prometteurs que l’historien peut aborder en se repenchant sur les sources à nouveaux frais.
Les contributions au colloque sont nombreuses et variées. Il ne sera pas question ici d’en faire un compte-rendu précis et exhaustif, mais bien plutôt de souligner l’impression qu’ensemble elles donnent de ces moines cisterciens bien actifs pour leurs bibliothèques, lecteurs avertis des usages de leur temps et insérés dans le réseau du monde savant d’avant la Révolution française.
Des sources récemment retrouvées peuvent éclairer d’un jour nouveau le fonctionnement d’un scriptorium. C’est le cas pour l’abbaye de Vaucelles avec une chronique de sa fondation. On y trouve une liste de moines entrés à l’abbaye avec la mention, pour les scribes, des œuvres qu’ils ont copiées. Il est remarquable de voir la façon dont on faisait mémoire des scribes par une attention particulière à leur fonction et en attachant leur souvenir aux œuvres qu’ils ont transmises. Pour mieux connaître les bibliothèques cisterciennes, l’historien peut se tourner vers des sources de l’époque, même a priori éloignée du sujet (l’étude du Chronicon Clarevallense du XIIIe siècle permettant d’éclairer la composition de la bibliothèque de Clairvaux). Il peut aussi s’intéresser à des sources plus proches du monde des livres mais assez éloignées dans le temps comme les inventaires de bibliothèques : ceux de la fin du XVIIIe siècle donnent encore des informations non négligeables sur la composition médiévale des bibliothèques.
Pour replacer les cisterciens dans un monde culturel vivant, l’étude de la composition et de la diffusion de leurs œuvres se trouvent encore être une méthode performante quand on l’oriente par des problématiques d’histoire sociale et culturelle. Pierre-Jean Riamond, en scrutant le De Spirituali aedificio, montre un travail cistercien doublement ouvert : à la fois à des sources très variées pour composer l’œuvre, et à un public réceptif large prouvant l’intégration sociale cistercienne. Dans la diffusion des œuvres, il apparaît que la logique géographique prend le pas sur une logique institutionnelle pour la copie et la diffusion des œuvres. Les moines vont chercher à proximité d’eux les œuvres qu’ils souhaitent copier, ou bien que le chapitre général leur demande de copier, selon l’hypothèse de Dominique Stutzmann. Cîteaux n’est pas au sommet d’une pyramide uniforme et régulière dans ce domaine. La composition des exempla éclaire le monde cistercien : on en écarte les fables, récits romanesques ou d’origine orientale, car ceux-ci tiennent plus d’une culture populaire assez éloignée de la sociologie cistercienne marquée par un recrutement aristocratique. Les recueils d’exempla sont majoritairement composés au moment (fin XIIe siècle) où l’ordre est dans une crise morale, face à des critiques extérieures. Ces textes témoignent alors d’un recentrage des moines avec des récits revenant à la Bible – on retrouve la défiance envers les philosophes antiques : selon l’abbé de Bonnevaux, « l’onction de l’Esprit-Saint l’instruira en un moment mieux que ne pourront le faire de longues années à l’école du grammairien Priscien » – ou puisant dans leur propre monde monastique, exemples parfois cités de mémoire. Ceci n’a pas empêché ces œuvres de circuler et d’arriver par la prédication vers un public urbain et laïc, de façon paradoxale. Mais, loin de s’enfermer, les cisterciens ont un goût pour d’autres univers : la pensée naturaliste (la propriété des choses de la nature étant un pont vers une interprétation spirituelle) ou la langue vernaculaire en certains lieux, comme le Pays de Galles où les moines ont rédigé des chroniques, transmis des manuscrits et parfois les ont traduits du gallois, malgré l’interdiction de création littéraire en vigueur dans l’ordre cistercien.
Enfin, les pratiques de lecture estl’ un des plus intéressants des champs d’investigation exploités par les historiens actuellement. On y apprend comment des réformes concernant les lectures des offices de nuit illustrent les recentrages spirituels des moines. On y souligne l’intérêt des lectures de table, qui doivent être organisées par un système d’ensemble à mieux connaître encore, pour davantage connaître le monde culturel commun à tous ces moines. On y suit un certain Ambrosius d’Heilgenkreuz qui parcourt, au tout début du XIVe siècle, les manuscrits, stylet à la main, approuvant (ou parfois critiquant) les textes, les reliant à d’autres, pour lui et pour d’autres lecteurs. Décortiquer une œuvre savante, tel le Commentaire du Livre des Sentences, permet de dévoiler l’ensemble des références d’un étudiant cistercien, bien loin d’être isolé de ses confrères universitaires. Dans un autre registre, les collections d’erreurs condamnées ne restaient pas renfermées, reléguées à l’écart des moines, mais constituait une source que les cisterciens utilisaient, toujours à portée de main.
Cet ouvrage collectif nous offre donc une vision large et multiple de ce monde cistercien bien loin de l’idée de fermeture ou d’austérité stricte qui doit être désormais abandonnée. Il nous confirme aussi que la recherche historique, employant les meilleurs moyens d’enquête scientifique, est capable de nous présenter une société vivante, malgré les faibles sources à notre disposition et le temps qui passe.
Philippe Franceschetti