Une réflexion sur l’importance conceptuelle de la « révolution »

Jean-Claude Milner, Relire la Révolution, Lagrasse, Verdier, 2016, 286 p. 16 €.

Cette recension a été préparée avec la lecture de plusieurs ouvrages dont :

Henri Arvon, Bakounine, absolu et Révolution, Paris, Le Cerf, 1972, 130 p.

Gracchus Babeuf, La guerre de la Vendée et le système de dépopulation, édition présentée et annotée par Reynald Seicher et Jean-Joël Brégeon, Paris, Le Cerf, 2008, 237 p.

Gérard Cholvy, Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, tome 2 : 1880-1930, Toulouse, Privat, 1986, 457 p.

Albert Soboul, La Civilisation et la Révolution française, tome 1 : la crise de l’Ancien Régime, Paris, Arthaud, 1970, 635 p.

La maison d’édition Verdier, pour une part héritière de la pensée d’Emmanuel Lévinas et de Benny Lévy, publie une étude sur le concept de « révolution ». Son auteur est Jean-Claude Milner, un linguiste pionnier en France sur le travail de Noam Chomsky et ancien de la gauche prolétarienne, le mouvement de Benny Lévy.

Autant l’exprimer dès le départ, l’ouvrage de Jean-Claude Milner n’est d’un accès facile, ni par le sujet, la philosophie politique, ni par son écriture. Le traitement des thèmes, en revenant sans cesse dessus, a de quoi décourager tout lecteur qui ne serait pas attentif. Sur le fond, nous pouvons nous interroger, quelque soit l’intérêt de la démonstration et de la réflexion, sur l’utilité de conduire le lecteur aux pages 251-252 pour écrire enfin « La croyance révolutionnaire ne repose sur rien. Qu’elle ait existé, qu’elle ait eu des effets, cela se constate […] elle n’est rien de plus qu’une longue erreur. La révolution française est radicalement hétérogène aux révolutions idéales qui se réclament d’elle ». Page 267 se trouve l’idée conséquente de la précédente : « Il n’y a dans l’histoire, jusqu’à aujourd’hui, qu’une seule révolution digne de ce nom, la révolution française ».

Le principe du livre est décrit page 17 par l’auteur : « La croyance révolutionnaire décline ». De ce fait, il est désormais possible d’ « approcher la révolution française de plus près. Les épisodes eux-mêmes – les historiens s’y emploient – mais aussi les représentations qu’on peut en former. Car ce sont ces représentations que la croyance contraignait ».

La Révolution française comme matrice

Selon Jean-Claude Milner (p 90), le terme de révolution est utilisé pour un changement de régime allant vers plus de démocratie. La réduction du nombre de « détenteurs du pouvoir » est appelé coup d’État : en France (p 94), c’est la déclaration des consuls du 15 décembre 1799 annonçant la fin de la Révolution. Pour Jean-Claude Milner (p 53) la prise du pouvoir par Clemenceau en 1917 est également un coup d’État. Elle « a certes bénéficié d’un consentement parlementaire, ce qui préserve les apparences, mais la réalité ne laisse pas place au doute. Clemenceau est l’homme fort que la bourgeoisie républicaine accepte, pour faire pièce à la révolution qui menace ». Pour Christian Amalvi (Commémorations nationales 2017, p 7), il est l’ « incarnation charismatique d’un nouveau Comité de salut public ». Enfin, Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire évoque « la dictature de Clemenceau » (p 294 de leur ouvrage).

Aux yeux du pouvoir, la Révolution française va du 14 juillet 1789 au 15 décembre 1799. Pourtant, le mot d’ordre de la fin de la Révolution est proclamé dès 1791 pour en protéger les acquis et en prévenir les excès (p 116). Pour Robespierre elle doit cesser, sans qu’il n’en fixe le terme, pour ne pas tomber. Louis de Saint-Just, de son côté, considère le gouvernement révolutionnaire « comme un monde en soi », comme un régime « installé dans la durée » (p 120-122). La mort du roi (p 124), selon Saint-Just, n’éloigne pas le danger contre-révolutionnaire et (p 130) « il n’écarte pas la possibilité d’une révolution indéfinie dans le temps et illimitée dans ses effets ». Mais, selon Milner (p 248) « si la révolution s’installe dans le temps, alors l’exception devient la règle […] la règle politique fondamentale est systématiquement violée ». Cela la transforme (p 249) en coup d’État comme ce fut le cas en Union Soviétique jusqu’en 1964 avec la prise de pouvoir par Brejnev. C’est aussi le prolongement de la Terreur d’une manière indéfinie y compris en temps de paix (p 164).

En effet (p 162), « pendant une révolution, la fonction étatique ne peut être remplie que par des tenant-lieu : un pouvoir exécutif provisoire, un pouvoir législatif qui suspend la loi constitutionnelle, une autorité judiciaire réduite à des tribunaux d’exception ». L’État peut-il être révolutionnaire ? « Quand le lexique du provisoire apparait sous sa plume, Lénine n’y associe ni durée ni condition déterminée ». En revanche (p 163), Robespierre et la Convention, fixaient un terme, « le provisoire s’arrêterait avec la guerre ». Bakounine (Arvon, p 85), lui, rejoint Saint-Just dans sa vision du pouvoir en Russie, une dictature qui « doit tendre à rendre superflue sa propre existence, car elle n’aurait d’autre but que la liberté, l’indépendance et la progressive maturité du peuple ».

Selon Milner (p 128), Saint-Just définit la figure du révolutionnaire « comme principe subjectif de la révolution. Un pas de plus et la croyance dessinera la figure du révolutionnaire sans révolution, qui hantera le XXe siècle ». C’est la doctrine de l’homme nouveau (p 126) qui apparaît ainsi chez Saint-Just. Elle aura chez Lénine un pouvoir d’attraction-répulsion au début du XXe siècle. Le père de la révolution russe, lui, définit dès 1902 dans Que faire ? la figure du « révolutionnaire professionnel ». En 1850 (p 58 et 123), Marx théorise la « révolution permanente », processus qui ne peut s’arrêter qu’avec « la totale disparition des classes sociales » marquant l’avènement du communisme. De surcroît (p 62-63) « après que le marxisme fut devenu la théorie de la révolution, il devint presque impossible de souhaiter une révolution, de la préparer ou d’y participer, sans adhérer à la doctrine » (p 62-63).

L’œuvre de Polybe, connue des gens instruits en 1789, offre une grille de lecture des événements (p 80). En appliquant les principes de Polybe (p 127), il n’y a de révolutionnaires que durant la Convention nationale (septembre 1792 – juillet 1794). Avant et après, il s’agit d’ « une révolution sans révolutionnaires ». (p 226) Être révolutionnaire, c’est vouloir « que le monde change au point que nul n’y reconnaisse rien de ce qu’il avait appris ».

Aujourd’hui (p 86), « le régime français » paraît assembler trois « formes corrompues » : la tyrannie (pouvoir d’un seul), l’oligarchie (privilèges pour des groupes fermés) et l’ochlocratie (domination des media). Serions-nous assez lucides pour y déceler des traces de gérontocratie ? L’oligarchie (p 87) est un gouvernement des « sages », des « meilleurs », hors du choix démocratique. L’ensemble du cycle (p 218), théorisé à partir de Polybe, se déroule durant la Révolution française, jusqu’au 18 Brumaire où une oligarchie s’installe. En 1850 (p 221), Thiers affirme que la République est la forme qui « nous » divise le moins : ce « nous » est une oligarchie selon Jean-Claude Milner.

Pour Milner (p 15), il existe des « croyants » en la révolution, pour lesquels la Révolution française « est la révolution initiale, celle qui n’ayant pas de précédent, ne dépend justement pas de la croyance » [et] « Les antirévolutionnaires en dépendent au moins autant que » ses défenseurs. C’est le cas chez Hannah Arendt (p 21) où « on redécouvre une évidence : la révolution française fonde la culture européenne ». Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire (p 268 de leur ouvrage) signale le cas extrême dans les années 1920 de Mgr Ernest Jouin qui lie « péril judéo-maçonnique », Révolution française et révolution russe.

Si (p 67) « La révolution française [est l’] origine de la croyance révolutionnaire, elle est de ce fait la révolution pour qui la croyance n’existait pas encore » : à partir d’elle il est possible de mieux voir « le réel du nom de révolution avant que la croyance et la geste ne le parent d’imaginaire ». En effet, (p 28 et 38) les révolutions anglaise de 1641 et américaine de 1776 sont mises de côté par les « croyants » car, selon eux, aucune révolution ne les aurait prises pour modèle y compris chez les anglophones. De surcroît, celle de 1776 ne prend pas celle de 1641 comme inspiration. De plus (p 29), célébrer les révolutions anglaises ou américaines, comme Edmund Burke le fait le premier, « amorce une critique systématique, portant tantôt sur le marxisme […] tantôt sur la croyance révolutionnaire ». Hannah Arendt (p 30), en 1963, publie De la révolution où elle veut démontrer l’erreur que représente le choix de « Robespierre de préférence à Benjamin Franklin ou Jefferson. Peu de lecteurs comprirent que, ce faisant, elle renonçait à ce qui lui était le plus cher : sa propre culture ». Cette idée renforce celle émise page 20 sur l’usage strictement « privé » de la langue allemande pour Arendt. Notons, avec Jean-Claude Milner à la page 59, que la monarchie française avait soutenu le parti américain dans la guerre de 1776.

En outre, les deux premières idées dégagées de l’ouvrage de Jean-Claude Milner, la croyance et la référence à la révolution mère, sont parfaitement illustrées par un passage de l’ouvrage de Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire (p 266) : la révolution de 1917 « a suscité un immense espoir dans une partie du monde ouvrier et chez quelques intellectuels séduits par une propagande organisée pour défendre le pays où s’est produite la dernière des Révolutions [sic]. Un normalien catholique, Pierre Pascal, officier détaché en Russie pendant la guerre, puis un temps compagnon de Lénine, a participé à l’élaboration de cette propagande qui situait la Révolution [sic] russe dans le prolongement de la Révolution française […] » Dès 1825, la révolte des étudiants à Saint-Petersbourg se considère comme fille de la Révolution française. La défaite de l’insurrection discrédite alors « aux yeux de la jeunesse estudiantine russe les idées de la Révolution française » (Arvon, p 28).

Milner écrit que (p 28) « les révolutions européennes du XIXe siècle se rattachent explicitement à la révolution française ; les révolutions de l’entre-deux-guerres, à la révolution soviétique ; les révolutions de l’après-guerre, à la révolution chinoise. La révolution cubaine a tenté de remplir une fonction analogue pour les mouvements révolutionnaire d’Amérique latine ». La même idée est développée pages 36, 44 et 236. Elle est, ce qui confirme l’intuition de Jean-Claude Milner, reprise dans la préface signée par Alain Besançon du livre d’Alain Gérard, « Par principe d’humanité… » La Terreur et la Vendée (Fayard, 1999, 589 p) : « le schéma de compréhension » de la révolution soviétique, proposé par Alain Besançon semble pouvoir s’appliquer à la Révolution française selon Alain Gérard (Gérard, p 11). Cette idée de Milner, implique, à ses yeux, que Sartre a tort de rire (p 37) quand « il moque les historiens ‘qui font de Lénine un Robespierre russe et de Robespierre un Cromwell français’ ». Cela confirme ce que développe Milner, notamment pages 28-29 : Cromwell ne peut être une référence pour les « croyants » en la Révolution française.

Cependant, des trois révolutions majeures (française, soviétique et chinoise), la Révolution française est la seule qui se soit produite dans une grande puissance alors qu’aucune guerre ni extérieure ni intérieure ne soulevait le pays (p 59-60). Il faudrait nuancer ce tableau français : la crise parlementaire ruinait la puissance de l’État et la France peinait à prendre « le train de la révolution industrielle ». Albert Soboul évoque, à partir des années 1780, une période « où peu à peu la crise se noue, où les tensions internes portées à l’extrême laissent déjà pressentir la rupture de 89 » et l’absence d’un véritable démarrage, contrairement à l’Angleterre qui a connu seule « les mutations techniques décisives » (Soboul, p 38-39). Soboul considère que le retard français est dû à « la permanence des structures anciennes et du modèle aristocratique » (Soboul, p 44).

En outre (p 252), si la Révolution française commence avec l’affirmation des droits et ne rencontre les enjeux de pouvoir qu’ensuite, ces derniers sont au début et à la fin des « révolutions idéales » se réclamant de la Révolution française. Avec la révolution culturelle (p 64), la Chine prend acte « de la nullité de la révolution soviétique et de l’éloignement temporel de la révolution française » et la révolution chinoise finit par ne plus croire qu’en elle-même : Mao Tsé toung (p 65-66) en vient à être le résumé de la révolution. Le maoïsme (p 243) répond alors la demande de radicalité de la jeunesse par « le n’importe quoi » ce qui n’est pas sans résonnance aujourd’hui dans le jihadisme.

Saint-Just le 12 novembre 1792 prononce la phrase suivante (p 109) : « On ne peut régner innocemment ». Il en existe une réciproque : (p 38) « Les révolutions idéales ne peuvent être innocentées des crimes qu’on a commis en leur nom ». Cela rejoint (p 46) l’idée que « l’égoïsme est la faute contre-révolutionnaire par excellence. Mais l’idéologie du sacrifice est tenue pour également fautive » : c’est cette dernière que paie de sa vie Robespierre, pourtant qualifié d’implacable page 103. Dans le même temps, « la blessure intérieure devient pour le sujet une marque de vérité […] Carrier, bourreau de Nantes, fut méprisé pour y avoir manqué ». Jean-Claude Milner, qui n’est pas historien, ne dit pas que Carrier fut surtout le bouc-émissaire et la rançon de la bonne conscience achetée par les thermidoriens. Dans les noyades de Nantes par Carrier ou les canonnades de Fouché à Lyon, Robespierre aurait vu, selon Milner, « une entreprise ouvertement ennemie de la révolution ». En effet, elles remplacent les exécutions individuelles par « les massacres collectifs » et Robespierre considère ces derniers comme un déshonneur pour la Révolution (p 152).

Pour Louis XVI (p 106), le régime monarchique est le meilleur possible et il est prêt à le « rétablir », y compris « avec l’appui des souverains étrangers ». Cette même accusation de trahison par le souverain frappera le tsar Nicolas II en 1917. Milner utilise aussi un exemple chinois. Il est cependant moins convaincant puisque l’accusation contre Liu Shaoqi a lieu durant la révolution culturelle, soit trente ans après les faits incriminés.

Le roi, défini comme un monstre hors humanité en janvier 1793 (p 110-111), mérite alors le châtiment qui viole les lois de la nature, c’est-à-dire la mort, puisqu’il s’est excepté de ces lois (p 144). La fuite à Varennes (20-21 juin 1791) renverse la norme et criminalise le régime politique le plus répandu à cette époque : seul le peuple est souverain et le roi avait volé la souveraineté (p 112-113). Vingt ans plus tôt (p 175), la déclaration de 1776 permet aux insurgents américains de légitimer l’insurrection en mettant en accusation la monarchie britannique. En France (p 202), il faudrait s’interroger sur le bilan de Louis XIV dont le long règne (1643-1715), qui a théorisé l’absolutisme, est évalué tout au long du XVIIIe siècle, alors que notre propre regard est tributaire de l’image fournie par le XIXe siècle.

« Le moment de guerre intérieure » (p 50) se retrouve dans chacune des révolutions : la Terreur en France, les purges en URSS et la révolution culturelle en Chine. La Terreur, les rapports entre la mort et la liberté sont traités à partir de la page 133. Le lien est fait avec la conception de l’homme qui se trouve dans les différentes versions de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. À partir du XIXe siècle (p 137), les opposants à la Terreur sont considérés comme des réactionnaires adversaires de la Révolution française. Or, la Terreur elle-même n’est pas un bloc et nécessite une analyse chronologique et conceptuelle que mène Milner à partir de la page 138. L’absolutisme né au XVIe siècle si nous suivons Soboul (p 253), et renforcé par Louis XIV après la Fronde voulut « empêcher que la foule ne soit un acteur du champ politique » et l’acquiescement en France à ce régime est dû à son succès sur ce point (p 139). La Révolution française met fin à la monarchie absolue dès 1789. À partir (p 135) de la tuerie des gardes suisses des Tuileries d’août 1792 puis des massacres du mois suivant, les représentations mêlent tout : guillotine, guerre de Vendée… Or, ces violences bouleversent ceux qui ont cru aux promesses de 1789. Milner (p 137) charge « les tueurs de septembre 1792 » : « ils tuaient, ni plus ni moins ». Les massacres de septembre 1792 (p 142) définissent une forme de souveraineté dans la mort : « Le peuple est souverain en tant qu’il tue ». La question de la peine de mort, déléguée par le souverain (le peuple) à un exécuteur, est ainsi posée. Le peuple ne peut être homicide, tout comme Dieu ne peut être menteur et pour Robespierre, « Quand le peuple massacre, il se massacre lui-même » (p 144). Les assassinats politiques (p 215) font cesser la politique, notamment durant la guerre civile. Selon Arendt, et cela se retrouve dès l’Antiquité, la politique est un combat sans violence, l’adversaire ne peut être mis à mort.

La violence (p 51), à la fois par les forces du changement (les révolutionnaires) et leurs opposants, est évoquée à partir du « monopole du recours légitime à la force » par l’État. (p 142) Max « Weber définit l’État comme l’institution qui se réserve le monopole de la violence légitime ; la Terreur signale le retour de ce monopole, qui avait été mis à mal en septembre 1792 » par le déchaînement de violence. Les massacres de septembre 1792 (p 153) sont littéralement hors la loi. Milner souligne, page 150, que la Terreur est mise à l’ordre du jour le 5 septembre 1793 par la Convention nationale, au cours de l’anniversaire des massacres de l’année précédente. La Terreur s’achève le 9 thermidor soit le 27 juillet 1794 sur un bilan de 20 000 exécutions capitales. L’auteur évoque (p 154) « le peu de place accordée à l’enfermement hormis pour la « détention préventive ». Or, il ne s’agissait pas d’une véritable détention préventive mais d’une lutte contre l’accaparement des denrées, contre les « suspects » : à Nantes, les études universitaires montrent que les « royalistes » manquant pour remplir les prisons, ce sont des « patriotes éclairés » qui sont arrêtés par la compagnie Marat qui avait un statut légal. Ces « patriotes éclairés » peuvent se révéler ensuite favorables à la chute de Robespierre. Ces hommes de la compagnie Marat, comme les Sans-Culottes parisiens « ne voyai[en]t dans les paysans que des affameurs » pour reprendre la page 167. Faire des adversaires de la Révolution de ces « paysans » et de ceux qui les arrêtent, parce qu’ils se sont opposés à Robespierre, est une réflexion accréditant la personnalisation de la Révolution.

Les crimes des révolutions provoquent les ruptures entre les participants au processus révolutionnaire comme l’écrit l’auteur à la page 63. Jean-Claude Milner rappelle celle entre la Chine et l’URSS : la dénonciation des crimes de Staline par Khrouchtchev vient à l’encontre de celui qui a participé à la victoire de 1945 (p 64-65) et « avait écrit l’une des pages les plus glorieuses de la geste ». C’est également la pensée de Gracchus Babeuf dans les premières pages de son texte sur la guerre de Vendée (p 104) : « Gouvernement révolutionnaire ! C’est toi, oui c’est toi, et tes infâmes inventeurs, qui avez empêché qu’une révolution commencée par la sagesse et la vertu du peuple ne se consolidât avec les mêmes éléments. Il est inconvenable, en parlant des effets, de se taire sur les causes ». Chateaubriand, soulignant que la Révolution française est en effet une matrice, s’interroge sur la « révolution philosophique […] souillée par des crimes jusqu’alors inconnus à l’espèce humaine » (De la Vendée, in De la Vendée ; De Buonaparte, des Bourbons ; le roi est mort, vive le roi ! Rennes, La Découvrance, 1998, p 87).

Selon Henri Arvon (p 33, 110, 112, 114) Bakounine considère que les excès de la Révolution française ont été préparés par l’athéisme de Voltaire, Diderot, d’Alembert et Rousseau. Rousseau dissimule « l’égoïsme inhérent à la liberté individuelle sous la couverture factice du Contrat social ». Cette analyse est courante et ancienne puisque le jésuite Jean-Joseph Rossignol (Mélanges, 4e recueil, Paris, Fantin, p 1) en 1805, tire de Rousseau même l’idée que « les philosophes qui avaient éternellement à la bouche le mot de tolérance, seraient mille fois plus intolérants que tous les autres, si jamais ils venaient à être les maîtres ». Cependant, pour Jean de Viguerie (La Vendée et les Lumières : les origines intellectuelles de l’extermination, in La Vendée dans l’histoire, Paris, Perrin, 1994, p 33-51, la citation est p 46), les racines de la « logique de l’extermination […] » se trouvent pour l’essentiel dans la philosophie des Lumières, mais aussi probablement pour une moindre part dans les mœurs et dans les rites du paganisme antique ». Rousseau est également cité par l’ouvrage de Jean-Claude Milner dans les pages 198 et suivantes pour rétablir son influence dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : les notions de Contrat social et de souveraineté du peuple, qu’il a théorisées, ne lui sont pas propres. Le philosophe de Genève, selon Arvon (p 128) se réfère à « la religion païenne » pour critiquer le christianisme dans son rapport à l’État.

Si Robespierre (p 48) pense qu’il faut substituer un culte révolutionnaire « aux anciens cultes », pour le marxisme, l’État issu de la révolution est athée. De même, Bakounine, dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme pense que « la révolution doit être athée » (Arvon, p 94). Toujours page 48, pour Robespierre, le culte de l’Être suprême doit empêcher la déification des dirigeants du nouvel État. Cela rejoint la peur de la dictature évoquée chez Gracchus Babeuf.

Une seule révolution (p 248) n’a pas utilisé le mensonge, « l’inexactitude ». Que les révolutionnaires « se soient trompés sur les faits eux-mêmes ou dans leurs analyses, qu’ils aient choisi de mauvaises solutions ou mal posé des problèmes, qu’ils aient multiplié les morts, on l’admettra sans difficulté. Mais le mensonge n’est pas devenu la loi de leurs discours, comme on l’observe dans la bouche de Staline ou de Mao ». Autre différence de taille (p 231) entre le marxisme-léninisme et le maoïsme, c’est que ce dernier « ne tient ni la raison ni la science pour acquises ; il ne croit qu’à l’enquête empirique et à l’expérience accumulée au cours de ces enquêtes ». De surcroît (p 234), la Révolution française est la seule des « révolutions idéales » à utiliser sa propre langue. La révolution russe devait utiliser un langage marxiste, tout comme probablement le langage marxiste-léniniste devait être usité en Chine : le mandarin n’est pas la langue natale de Mao !

Gracchus Babeuf utilise un vocabulaire emprunté aux institutions de l’Antiquité. Ce sont les mots « proconsulat » (Vendée, p 106), « sénat » (Vendée, p 108). Il évoque Tacite à la page 138, notamment. À la page 197, le terme de triumvirat est précisé par une note des éditeurs scientifiques : « il y a chez les révolutionnaires une véritable hantise de voir la Révolution s’achever en dictature. On craint moins celle d’un homme que celle de quelques compères ». En effet, Jean-Claude Milner affirme que (p 11) la Révolution française « pensait trouver chez les Grecs et les Romains les exemples les plus parlants de la simplicité des mœurs ». Au XIXe siècle, la croyance révolutionnaire passe de la référence à l’Antiquité à la promotion de la modernité et du progrès. Marx, par exemple, associe son éloge du moderne à celui de la révolution. Il faudrait ajouter que les références à l’Antiquité se trouvent chez tous ceux qui ont reçu un enseignement classique à l’époque. Châteaubriand écrit dans De Buonaparte et des Bourbons (op. cit., p 129) : « il ne périra point ce royaume que Rome expirante enfanta au milieu de ses ruines ». Dans De la Vendée (op. cit., p 27), il écrit également « un brave soldat Dommaingué, crie aux paysans, comme César criait à ses légions à Pharsale : Frappez au visage ! » Enfin, sur ce point, il faut souligner ce que dit Jean de Viguerie sur les inspirations révolutionnaires puisées dans le paganisme antique.

La crainte de la dictature est (p 96), notamment, partagée par Emmanuel Sieyès (1748-1836). Il considère que le consulat, dont il est membre durant quelques jours, est « un précédent dangereux ». Il théorise le pouvoir à partir de « la décadence des Romains et l’explication qu’en avait donné Montesquieu ». Jean-Claude Milner (p 103) affirme que, durant la Terreur, les adversaires s’opposent moins au pouvoir solitaire de Robespierre qu’au « triumvirat » qu’il formerait avec Louis de Saint-Just et Georges Couthon. Illustrons ce passage par la phrase de Saint-Just reprise par Lucien Jaume (Commémorations nationales 2017, p 94-95) : « Le monde est vide depuis les Romains », « comme si la Révolution eut dû réengendrer le passé », en conclut l’auteur de la notice. Cette idée ouvre sur « la doctrine de l’homme nouveau » dont Saint-Just est l’un des précurseurs contemporains (p 49 et 126).

La déclaration des droits de l’homme et du citoyen

Edmund Burke (p 180) est le premier, et l’un des plus sérieux, à exprimer l’idée selon laquelle la déclaration des droits de l’homme est déconnectée de la réalité sociale alors que la déclaration des droits du citoyen est « une construction rationnelle abstraite ». Selon Karl Marx en 1844 repris par Henri Arvon (p 80) « les droits de l’homme sont ceux dont jouissent les bourgeois après leur victoire sur la féodalité. Les droits du citoyen, en revanche, sont les droits d’un être fictif, d’un homme abstrait séparé de l’homme réel, d’un homme qui sur le plan politique remplit le rôle de l’homme divin ». Il faut noter que Milner utilise le même texte issu de la Question juive mais n’évoque pas la partie théologique de Marx. En revanche, il considère que le droit islamique (p 182) révoque les droits des femmes au nom des mêmes arguments « anti-bourgeois » que soutenaient Marx. Nous le rejoignons évidemment (p 264) sur l’idée que le « califat », c’est-à-dire l’État islamique, ne permet pas à ses « sujets » de vivre comme des « êtres parlants ».

Robespierre (p 113) considère le 8 thermidor, soit la veille de sa chute, que « la Révolution française est la première qui ait été fondée sur la théorie des droits de l’humanité, et sur les principes de la justice ». Jean-Claude Milner démontre (p 171-172) que « La déclaration est indépendante de la constitution qu’elle introduit […] » ce qui est contraire aux idées de Charles de Montesquieu. « Les rédacteurs […] avaient médité la Déclaration d’indépendance de 1776 et le préambule de la Constitution du Massachusetts de 1780 ». Or, les situations sont très différentes : en 1789, « ni la république ni la démocratie ne sont à l’ordre du jour en France ». À la page 172, Milner précise que tout en étant disciple de Montesquieu, les auteurs américains en écartent évidemment l’anglophilie. La Déclaration des droits annonce une constitution qu’elle ne remplace pas. Cette constitution sera là pour rétablir une égalité des droits, supposée exister à la naissance dans l’état de nature selon Montesquieu et que la société fait perdre (p 206-207).

Réfléchissant (p 182) sur la critique de la déclaration des droits, Milner définit ceux du citoyen qui « sont issus d’une réflexion sur la situation de la France, telle que l’absolutisme l’a modelée ». Ils sont ceux refusés par l’absolutisme « aux individus et à leurs regroupements » (p 203). Les droits de l’homme sont définis hors des contingences de l’histoire, et le terme « homme » est inclusif puisqu’il comprend, par exemple, les personnes coupables d’un crime (p 185-196). De ce qui précède, il est déduit que la France est le pays des droits du citoyen plus que celui des droits de l’homme (p 187). Après 1815, « le citoyen français […] estime qu’il a des droits dont ses prédécesseurs n’avaient jamais joui ». La nécessité (p 188-189) cependant de traiter des droits de l’homme et du citoyen se comprend car des hommes peuvent ne pas être citoyens tout en ayant des droits, comme les « aliénés de Bicêtre et de la Salpétrière ».

Milner (p 194) évoque la situation de l’homme du XXIe siècle dans la nature, où il serait un « résident » et « n’a aucun droit et n’a que des devoirs » : il utilise le terme de « discours anti-anthropologique ». En rapprochant (p 269-260) les droits de l’homme de ceux du corps, Jean-Claude Milner met en lumière les réfugiés, en prenant l’exemple de Calais : « ceux qui y ont été regroupés depuis 2000 ne sont coupables de rien, ne sont accusés de rien, ne tombent d’aucune manière sous le coup des lois ; ils sont là, tout simplement et ils vivent ; la preuve qu’ils vivent, c’est que parfois ils meurent ». Analysant le travail du géographe Christophe Giuilly (p 264), il évoque la « France périphérique ».

Milner pense que (p 263) « l’homme de la Déclaration annonce l’homme/femme du freudisme » qui ne serait « ni créé ni déduit, il est  ; en cela consiste son réel ». (p 262) « Les droits de l’homme/femme viennent du corps ; ils sont universels et invariables dans le temps et dans l’espace. Les droits du citoyen viennent de l’entendement et de la culture, ils sont variables selon les constitutions et les pays ».

« Le citoyen est supérieur aux lois […] puisqu’il a le droit de vérifier si les lois positives sont conformes aux droits de l’homme/femme » (p 213) ce qui est une nouveauté par rapport aux théories grecques ou romaines. Ce droit (p 214) est défini par Robespierre comme le droit à l’insurrection du citoyen. Il est inscrit à l’article 35 de la version de 1793 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Sur ce point, deux idées fortes marquent la pensée de Jean-Claude Milner. La première (p 244) nie toute continuité entre la déclaration des droits et la Terreur. La seconde (p 177) fait de cette déclaration des droits un « étalon » dans « le domaine politique ».

Les oppositions à la Révolution

Dans ce long plaidoyer pour la Révolution française, Jean-Claude Milner analyse le processus qui durant deux siècles « impose la Révolution française comme la révolution de référence » (p 39-40). Il explique que « vers la fin du XXe siècle […] il apparut aux ambitieux qu’un moyen plus sûr d’obtenir postes et notoriété consistait à préférer la voie des minoritaires », c’est-à-dire de l’opposition à la Révolution car (p 40) « Les nouveaux scénaristes étaient en mesure d’invoquer les horreurs du XXe siècle. Ils ne s’en privèrent pas ». Des laboratoires de recherche universitaire sont dans ce cas, cela ne disqualifie pas, a priori, leur travail.

Parmi les oppositions à la Révolution française, se trouvent (p 155-156) « les ‘taupes’ [qui] pullulaient au sein des appareils révolutionnaires ». Les épisodes de Varennes (juin 1791) et de l’insurrection vendéenne (à partir de mars 1793) en seraient la preuve. Au-delà de la question non tranchée du complot, cette position d’adversaire justifie-t-elle « La férocité de la répression anti-vendéenne » ? En tous les cas, selon Milner, elle « a fait oublier que les Vendéens ne combattaient pas seulement pour le roi et pour leur foi, ils combattaient aussi contre le savoir, contre la fin des discriminations religieuses, contre la liberté de penser, contre la notion même de droits de l’homme. Les vaincus attirent la sympathie, mais on ne doit pas renoncer à s’interroger sur ce qu’ils auraient fait, s’ils l’avaient emporté. Ils voulaient anéantir toute trace matérielle et mentale des Lumières ». Sur ce point, nous pouvons retourner à Jean-Claude Milner l’argument qu’il a utilisé pour la Terreur. Englober chaque pièce dans un même ensemble, sans nuance ni analyse fine, nuit à l’histoire. Ici que sont la Vendée et les Vendéens ? Les insurgés et leur territoire ? Sont-ils tous des opposants à la Révolution ?

Au XIXe siècle (p 178) la Révolution ne manque pas d’adversaires. C’est le cas, selon Milner, du pape Pie IX qui refuse toutes les constitutions « fondées sur la liberté et le progrès » comme il l’exprime dans le Syllabus (1864) accompagnant l’encyclique Quanta Cura. « L’Église niait les droits de l’homme au nom du péché originel. Elle soumettait la politique à la théologie ». Aujourd’hui (p 254), les Européens « ne perçoivent pas […] davantage que les idéologies religieuses ne craignent qu’un seul adversaire qui soit à leur mesure »… les droits de l’homme. Pour Milner (p 252-253), la doctrine forte des droits de l’homme a eu un rôle de mobilisation dans un pays catholique où il fallait s’opposer à celle de l’Église. Même en acceptant les droits aujourd’hui dans leurs principes, ceux du vote des femmes, du divorce, de l’interruption de grossesse, du mariage pour tous ne sont pas uniformément adoptés en France, en Espagne, en Italie ou en Irlande.

La Révolution comme actualité

L’auteur de l’ouvrage pose, page 28, la question de la dénomination : « chaque révolution présente des traits spécifiques ; française, soviétique, chinoise, cubaine, les qualificatifs nationaux cherchent à les résumer, rien de plus ». Le substantif tend vers la synonymie, rendant unique et identique l’idéal de la Révolution. A l’appui de l’affirmation de la page 267 sur la « seule révolution digne de ce nom », Jean-Claude Milner, comme s’il répondait à Albert Soboul sur l’abus du terme, considère page 18, que la multiplication de l’usage du mot révolution montre qu’il se vide de sa substance et se banalise, d’où celles de velours, orange, de jasmin… Au fond la croyance en « la possibilité qu’un événement ébranle l’ordre du monde, sans que d’aucune manière la révolution y soit impliquée » s’est éteinte le 11 septembre 2001 au moment des attentats d’Al Qaïda aux États-Unis. Pourtant, (p 21-22) « Le lexique de la terreur et de la soumission a réapparu, en 2015 ».

L’auteur pense que (p 156) « Pour la première fois depuis longtemps, le XXIe [sic] permet des rapprochements [avec la Terreur]. Suspension des libertés, exaltation nationale et rhétorique de la levée en masse, il est frappant d’observer la rapidité avec laquelle les démocraties occidentales ont retrouvé les accents et les conduites de la Convention montagnarde ». Selon Milner, le terme « patriot », par exemple dans le patriot act aux Etats-Unis, « fait littéralement écho aux patriotes de 1793 » oubliant l’usage du mot en Angleterre et en Amérique dès le début du XVIIIe siècle. De même, la réflexion de l’auteur autour des termes « citoyen » et « patriote » aurait pu s’appuyer sur la notion de « civilisation » dont le terme se répand après le milieu du XVIIIe siècle en France et en Angleterre (Soboul, p 11 et 18) et qu’il faudrait rapprocher des « civil rights » évoqués page 210.

A la page 22, Milner écrit que « les armes nucléaires ou chimiques sont redoutables, mais tout autant le sont les pierres et les couteaux. Machettes, mitraillettes rudimentaires, explosifs artisanaux, la toute-puissance du bricolage vaut bien celle de la technique : elle s’est manifestée aux mains du superstitieux de base ». Jean-Claude Milner aurait dû définir le « superstitieux de base ». S’il s’agit du jihadiste, il ne faut se faire aucune illusion ni sur son désir de radicalité rejoignant celui de l’extrême-gauche dans les années 1960-1970 (p 243), ni sur l’usage des techniques les plus avancées comme l’ont montré de nombreux auteurs cités ici. Jean-Claude Milner aurait trouvé dans ces textes de quoi nourrir ses réflexions et enrichir des formules par trop abruptes comme celle de la page 14 : « l’islam et la charia incarnent ce qui s’oppose à tout savoir possible ». Tout particulièrement, le rapport de Karl Marx à la théologie est analysé par Jean Birnbaum dans Un silence religieux.

Foucault et Arendt

L’auteur développe des divergences avec d’autres intellectuels. Par exemple, il interroge les positions et le cheminement de Michel Foucault. Cependant, la page 14 semble faire penser que, aux yeux de Foucault, « le fanatisme est parfois, en certains lieux, désirable ». La position contraire se trouve dans les travaux de Jean Birnbaum qui a analysé la position d’observateur de Foucault.

C’est un raccourci qui se trouve pages 14-15 dans l’évocation de la Pologne. Milner considère que Foucault n’est pas parvenu « à renoncer à la croyance des croyances. Quitte à la déguiser en incroyance à l’égard de la révolution, quitte à céder sur l’intolérable […] » : bigoterie et antisémitisme de Solidarnosc, persécution par les religieux iraniens, impasse du mouvement gay… Michel Foucault, peut-être, n’a-t-il pas voulu voir les travers de Solidarnosc en Pologne. Mais est-ce le mouvement de Walesa, Geremek ou Michnik qui est antisémite ? Ou bien des ressorts antisémites se trouvent-il aussi ailleurs dans la société polonaise de cette époque et, pourquoi pas, dans le parti ouvrier unifié polonais : la purge de 1968 en étant une des manifestations bien étudiée ? Quant à la question sociale et son lien avec le nationalisme, Bakounine (Arvon, p 87), en 1863, montre une forme d’incompréhension de la situation particulière de la Pologne, ce qui le fera changer de position idéologique.

Les attaques de Jean-Claude Milner contre Hannah Arendt sont multiples, nous en avons citées plusieurs, par exemple celles sous entendues des pages 20 et 30. Il interprète Hannah Arendt (p 251), en développant le sophisme suivant : « Robespierre prépare Staline, or Staline est funeste, donc Robespierre est funeste ». Milner dénonce chez Arendt des « contre-vérités, des contradictions, des glissements incessants entre jugement de fait et jugement de valeur ». De surcroît, l’idée d’Hannah Arendt ne repose que sur la croyance révolutionnaire, c’est-à-dire sur rien, selon Milner, comme nous l’avons vu dès le deuxième paragraphe.

Jean-Claude Milner s’évertue (p 180) à expliquer que « la formulation » d’Arendt est « expéditive » quand elle affirme qu’Edmund Burke a raison face à Thomas Payne. Plus loin (p 258), il considère que la critique d’Hannah Arendt est malveillante quand elle affirme que « la sagesse des Pères fondateurs [de la révolution américaine] a consisté dans leur absence de compassion […] ». Il faut attendre la page 278 et les notes pour obtenir de Jean-Claude Milner une analyse du travail d’Arendt par le prisme de sa biographie qui rejoint en partie l’histoire de la France de la Seconde Guerre mondiale.

Europe

À travers l’ouvrage de Jean-Claude Milner, la perception de l’Union européenne, et de ceux qui la construisent est négative : « De leur point de vue, le bilan est globalement positif. Alors même que l’échec de leur programme est patent, ils sont parvenus à le rendre incontournable ». À la même page 221, il sous-entend que son action est malfaisante : « Toute malfaçon due à l’Europe appelle comme seul remède un approfondissement de l’Europe ; tout approfondissement de l’Europe assure aux responsables de la malfaçon, un surplus (p 222) de prestige et de pouvoir. Ne sont-ils pas les meilleurs ? »

L’auteur écrit même, page 35, que l’Union européenne d’aujourd’hui « rappelle les fantasmes obèses de l’Empire napoléonien ou de sa transposition pangermaniste » tandis que « l’Europe des Six, à bien des égards, est fille de la révolution française, malgré la persévérance qu’elle met à se dissimuler son origine ». L’illustration de cette filiation se trouve à la même page : « La commission de Bruxelles a repris la question agraire. En cela, elle s’inscrit dans la voie ouverte par la révolution française. Il est vrai qu’elle a radicalement changé de méthode et de moyens. Là où la révolution avait fait du paysan un libre artisan de la terre, [la politique agricole commune la soumet] au modèle de la grande industrie […] ». Pour Albert Soboul, « la question paysanne fut au centre de la révolution bourgeoise » (Soboul, p 44). Soboul poursuit, pages 64-65, en s’appuyant sur Alexis de Tocqueville : le régime juridique de la terre repose « sur les fondements […] de la société féodale » jusqu’en 1789. Si la Révolution (Soboul, p 91) est essentiellement « anti-féodale […] elle n’en fut pas moins en un certain sens conservatrice ».

En outre, l’ouvrage de Constance Colonna-Cesari, Dans les secrets de la diplomatie vaticane,  rappelle p 190-192 les fondations chrétiennes, après la Seconde Guerre mondiale, de la construction européenne avec Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Robert Schuman. Il souligne le contexte de lutte contre le communisme qui dominait l’est de l’Europe. En 1958, la première commission européenne est composée du président Walter Hallstein (Allemagne, chrétien démocrate), de Sicco Mansholt (Pays-Bas, travailliste), du Français Robert Marjolin (SFIO). Les autres membres sont trois démocrates chrétiens, un libéral, un socialiste, et trois non apparentés.

Il est notamment écrit dans le traité de Rome de 1957 : « Résolus à affermir, par la contribution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et appelant les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort ». Jean-Claude Milner, sans citer explicitement le texte, le traduit ainsi : (p 221) « Disciple de Talleyrand, les artisans de la construction européenne se sont, comme lui, érigés en charpentiers du stable et en missionnaires de la réconciliation. Plus modernes que lui, ils ont su modérer leurs appétits : à leur enrichissement personnel, ils ont préféré les intérêts collectifs de leur caste. De là, la réputation de probité qui les entoure. » Laissons libre le lecteur d’évaluer le bilan de pacification de l’institution.

Le christianisme et la Révolution pensée par Jean-Claude Milner

Jean-Claude Milner évacue presque intégralement l’aspect religieux de la période qu’il étudie, à l’exception notable du passage sur le Syllabus comme nous l’avons déjà vu. Cependant, une demi-douzaine de passages se réfèrent à la Bible, aux prophètes ou aux Pères de l’Église. Ce sont les suivants :

(p 49) « De l’homme nouveau de Paul de Tarse au nouveau subjectif de Mao Tsé-toung, le hasard fait résonner un écho. D’aucuns l’ont transformé en consonance. Mais la révolution idéale, quant à elle, n’a rien à faire des sujets ».

(p 72) Saint Augustin dans La Cité de Dieu utilise le mot revolutio pour condamner ceux qui croient à la migration des âmes.

(p 129) Pour Robespierre, si la Révolution ne finit pas, cela ouvre un siècle de guerre civile : « si Robespierre croit ce qu’il dit – et l’on sait que c’était là son symptôme – alors tout vaut mieux que l’accomplissement d’une telle prophétie. Plus près de Jérémie que de Démosthène, il met en garde la Convention : qu’elle voie ce qui s’annonce, si elle décide mal ».

(p 168) Robespierre est coupable du crime de la Terreur, si la Terreur est un crime, selon Milner : « plus qu’au Christ, que Büchner évoquait à son propos, il fait songer à Lorenzaccio. Comme ce dernier, il périt d’avoir trop joué des paradoxes du masque, qui montre pour cacher et cache pour préserver ».

(p 175) « Les États-Uniens, grands lecteurs de la Bible et des réformateurs protestants, les Français, grands lecteurs des moralistes et souvent élevés dans le jansénisme, n’ignoraient rien des détours de l’ambition et de l’égoïsme ».

(p 184-185) La déclaration de 1776 fait référence au Créateur. Si celle-ci devait être prise au pied de la lettre, « l’enseignement de Darwin devrait être jugé contraire aux fondements de la République États-uniennes ; d’ailleurs certains ne s’en privent pas. Si la référence au bonheur demeurait centrale, le christianisme devrait être tenu en suspicion, puisqu’il place le destin de l’homme sur terre sous le signe du salut et non du bonheur ».

Une ouverture inquiétante

Malgré les défauts, les outrances parfois, de l’ouvrage, il alimente cependant une réflexion importante en cette époque de désamour du politique (p 222) : « les Français se sont peu à peu convaincus que la politique se résume à un rond-point dont chaque issue mène à une impasse ». Il s’agit notamment d’un effet de l’individualisme : (p 265) « On constate enfin, chez le citoyen prospère, au nom de son bonheur personnel, une indifférence croissante à l’égard de ses droits, au point qu’il refuse de les exercer ». Ce refus (p 219) va jusqu’au point de rendre inutile « la langue française ».

Or, les attentats de 2015 et 2016 « ont rendu à la thématique nationale une place qu’on lui avait refusé au nom de la paix ; on s’est brusquement souvenu qu’en France, nation et révolution ont longtemps marché ensemble à l’ombre de la guerre » écrit Jean-Claude Milner page 224. Le lecteur se dira que cette ombre n’est pas sans inquiéter !

Luc-André Biarnais
archiviste du diocèse de Gap et d'Embrun

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