Les verbatims des entretiens d’Emmanuel Mounier révèlent la profondeur de sa pensée

Emmanuel Mounier, Entretiens, 1926-1944, édition établie sous la direction de Bernard Comte et Yves Roullière, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2017, 979 p., 32 €.

Ce volumineux ouvrage réunit les Entretiens du célèbre philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950), promoteur d’un courant personnaliste existentialiste et chrétien. Il s’agit de ses réflexions personnelles, souvent  suscitées par ses rencontres avec des intellectuels de son époque, acteurs de la vie politique, sociale ou culturelle. Les réalisateurs de cette remarquable édition, Marie-Étiennette Bély, Bernard Comte, Yves Roullière, Étienne Fouilloux, Jacques Le Goff, Jean-François Petit et Marie Villela-Petit, sont des universitaires (Lyon, Brest, Paris…) bien connus pour leurs travaux, et pour plusieurs responsables de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier.

Avec beaucoup de minutie et de pertinence, ces auteurs ont établi la présentation de chaque série de ces Entretiens et des notes aussi instructives que fouillées. La première partie (1926-1927) commence quand Emmanuel Mounier n’a que vingt-et-un ans et réfléchit sur « la force immanente à la vérité » ou sur l’exemple de la démarche de Claude Bernard dans la soumission au fait et sur l’apport de la philosophie d’Henri Bergson. La deuxième série, en 1926-1930, relate ses réflexions avec des philosophes : Jacques Chevalier, Jacques Maritain, Nicolas Berdaieff, Émile Bréhier, Étienne Gilson, et des prêtres : l’abbé Moyse, les Pères Guillaume Pouget, Guerry, Henri Bremond, et l’islamologue Louis Massignon. Les Entretiens III portent, en 1930, sur les séjours d’Emmanuel Mounier en Espagne et en Italie, et sur ses contacts avec Paul Claudel et la famille de Charles Péguy. Dans les Entretiens IV, 1930-1931, l’affaire de La Revue des jeunes, et les cercles d’échanges d’Emmanuel Mounier chez Jacques Maritain avec Gabriel Marcel, Du Bos, Stanislas Fumet, et des prêtres : Lallement, Guérin… Avec les Entretiens IV, 1931-1932, ce sont ses voyages en Angleterre, en Écosse, en Belgique, et à Rome, et son travail novateur pour le lancement décisif, en 1932, de la revue internationale Esprit.Les Entretiens VI à IX couvrent les années 1932-1937, avec en 1936 un voyage à Rome et, en 1938, en Tunisie. Puis des Entretiens manquent, perdus, hélas, alors qu’ils concernent le début de la guerre 1939-1945. Les Entretiens X, en 1940, situent Emmanuel Mounier par rapport au gouvernement de Vichy, où il s’est rendu pour questionner sur les graves conséquences de la collaboration avec les nazis et des dispositions antisémites. Après les Entretiens XI-XII, les Entretiens XII bis, de 1941-1942, font écho aux événements si marquants pour Emmanuel Mounier dans les prisons de Saint-Paul à Lyon et de Clermont-Ferrand, puis de son internement à Vals et de sa grève de la faim, de sa troisième détention, de nouveau à Saint-Paul à Lyon, et du procès de Combat. Aux Entretiens XIII, Emmanuel Mounier, libéré, mais caché sous le nom de Leclercq, est à Dieulefit (Drôme) dans l’ambiance de la Libération de la France.

Un tel ouvrage ne peut que nous faire connaître Emmanuel Mounier avec plus de précision sur l’évolution de sa personnalité et de ses idées, son contexte immédiat (sa famille avec son épouse Paulette, ses cercles d’amis philosophes et d’autres interlocuteurs) et, plus largement, les relations qui l’ont nourri et stimulé, ses luttes successives au nom de sa foi chrétienne et de ses convictions philosophiques sur la dialectique entre la personne et une société plus juste. Nous le voyons créer, avec détermination, une voie spécifique entre l’individualisme libéral et le marxisme ou le communisme. Sa voie personnaliste prend forme et trouve sa consistance. Le personnalisme existentialiste d’Emmanuel Mounier s’affermit alors, et nous savons qu’il se développera ensuite davantage en Europe (notamment en certains pays comme la Pologne) et en Amérique Latine.

Des pages déterminantes sont consacrées à Marie Silve (1894-1976), cette dynamique institutrice qu’il va rencontrer à Saint-Pons (Alpes de Haute-Provence), puis en sessions près de Toulouse (Entretiens II, III..). En soutien à ses collègues chrétiens dans l’enseignement public, Marie Silve a courageusement créé une « revue de formation chrétienne », Aux Davidées. Comme Jean Guitton, Emmanuel Mounier admire l’engagement citoyen et chrétien de Marie Silve, discret mais profond, dans le cadre de la laïcité républicaine. Il y trouve un exemple d’initiative venue du cœur de la population et rayonnant dans la société. De plus, il voit dans les revues des Davidées une recherche pédagogique pertinente et exemplaire pour la promotion de l’enseignement en milieux populaires et pour la quête de vérité que porte l’être humain. Emmanuel Mounier dit s’inspirer de cette démarche féconde, typique d’un personnalisme pratique.

À la fin de l’ouvrage, des notices apportent un utile éclairage sur les personnalités ou les courants de pensée évoqués par Mounier dans ses textes et avec lesquels il correspond ou débat de façon critique. Nous trouvons aussi une bibliographie sur l’œuvre de Mounier et sur des études qui expliquent son œuvre, ainsi que trois précieux index : des personnes (18 p.), des institutions et groupes, et des publications. Bien sûr, parmi ces dernières nous trouvons Esprit, et aussi L’Action française, La NRF, La Revue des jeunes, Chantiers (de la jeunesse étudiante chrétienne – JEC), Temps nouveaux, de La Vie intellectuelle (dominicains) et l’un des bulletins des Davidées Après ma classe, où il écrivait sous pseudonyme.

Dans ces Entretiens, nous découvrons Emmanuel Mounier dans toute la richesse de sa personnalité et de son parcours sur le plan humain et spirituel, avec son attention à la vie quotidienne et ses enjeux, avec sa perspicacité pour analyser les convictions des penseurs et des leaders socio-politiques ou les transformations d’une société si bousculée par les conflits et la guerre. Grâce à ces Entretiens, nous pouvons mieux mesurer la valeur de ses œuvres, par exemple : « La pensée de Charles Péguy », « Révolution personnaliste et communautaire », « Le personnalisme », « L’Affrontement chrétien », « La petite peur du XXe siècle », mais aussi « Le traité du caractère ». Dans toutes ces intenses circonstances d’événements, d’échanges, et d’écriture, Emmanuel Mounier s’est fait témoin d’espérance et d’engagement.

Les œuvres d’Emmanuel Mounier empruntables à la médiathèque Mgr Depéry se trouvent ici: http://catalogue.diocesegap.biblibre.com/cgi-bin/koha/opac-search.pl?q=Emmanuel+Mounier


Père Pierre Fournier
diocèse de Gap et d'Embrun
1948 - 2021

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *