Envoyé vers les frères

Gwenolé Jeusset, Envoyé vers les frères de l’autre rive, Marseille : Chemins de Dialogue, 2019, 168 p., 14 €.

Le franciscain Gwenolé Jeusset, né en 1935, résume en ce livre la passionnante aventure interreligieuse et spirituelle qu’il a vécue dans le sillage de la rencontre entre saint François d’Assise et le sultan Malik al-Kamil (sous-titre). À ce sujet, il a déjà publié plusieurs ouvrages, dont Assise ou Lépante ? Le défi de la rencontre (2014, 244 p.). Après son enracinement en Afrique, le frère Gwenolé a été responsable des relations avec l’islam et des musulmans pour son ordre franciscain, puis pour le Service national de ces relations islamo-chrétiennes au nom des évêques de France (SRI) puis douze années en Turquie, à Istanbul, en équipe novatrice de dialogue œcuménique et interreligieux. Dans la première partie du livre, l’auteur relate les appels de Dieu qu’il a ressentis en sa rude jeunesse pendant la Seconde Guerre, sa famille étant entraînée en Allemagne, en Suisse, et de retour en sa Bretagne natale. Sa vocation se réalise avec les franciscains en se plongeant dans les documents d’histoire sur la célèbre rencontre entre saint François et le sultan, en Égypte, en 1219. Désormais, cette rencontre inédite sera « chaque jour l’inspiration évangélique de [son] ministère » (p. 99).


Pour saint François, une impressionnante rencontre « hors-les-murs », « sur l’autre rive », au sein d’une autre religion, mais dans un esprit de « courtoisie », de respect mutuel. En deuxième partie, l’auteur explique la triple source de sa passion de foi et de dialogue. D’abord, l’exemple des prophètes, Elie parti à Sarepta, Elisée et le général païen syrien, et surtout l’exemple de Jésus, qui entraîne ses disciples vers « l’autre rive » du lac de Tibériade, vers les païens de Gerasa. Puis l’exemple audacieux de François d’Assise parti « hors-les-murs » de son pays et de la religion ambiante, en témoin du Christ, pacifique et accueillant. Enfin, la source puisée dans l’élan de l’Église ouverte par Vatican II aux « religions non-chrétiennes » (document Nostra Aetate) : une « Église qui a repris la barque de Tibériade […] en sortie vers le grand large ». La troisième partie est placée sous l’exclamation : « Mon Dieu ! Quelle vie Tu m’as donnée ».  L’auteur donne la relecture spirituelle des enjeux de ses rencontres islamo-chrétiennes si marquantes, où il s’est acquis la confiance de musulmans devenus des amis et ses maîtres spirituels depuis la Côte d’Ivoire (1968-1987) avec Baba Sakho, Bokum, Amadou Hampaté Bâ, jusqu’à la Turquie avec, entre autres, le responsable des derviches-tourneurs Naïl Dede.


L’auteur repère le mot « parmi » qualifiant l’enracinement humain de Jésus « parmi » les hommes et la démarche de saint François auprès du sultan « parmi » ses proches. Désormais, le frère Gwenolé nourrit l’idéal de « vivre en frères parmi » (p. 63). Ainsi il se réjouit des deux grands événements de l’année 2019 dus au pape François : avec l’imam de la Mosquée El-Azhar devenu son ami, leur Déclaration sur la Fraternité humaine co-signée à Abu Dhabi, et sa rencontre au Maroc avec le roi. Et l’auteur termine sur son immersion dans l’islam : « Pour moi, l’islam est un compagnon exaltant » (p. 159), sur un bel acte d’espérance : « L’amour triomphera sur la haine », et sur l’appel à une « grande cohorte de moissonneurs qui regardent l’Esprit au travail dans les autres » (p. 161). Et sur une « prière à François notre frère ». Dans la préface, le père Christophe Roucou, de l’Institut catholique de la Méditerranée à Marseille, reconnaît que pour les lecteurs l’« itinéraire fraternel et spirituel du frère Gwenolé peut devenir source d’inspiration et d’initiatives ».


Ce livre est une synthèse de son précédent livre, à tirage réduit : Et douze ans ont glissé sur les eaux du Bosphore (Imprimerie Clarisses, Nantes, 2019, 231 p.). L’auteur est tellement pénétré de dialogue interreligieux qu’il vit sa foi au Christ dans un réel esprit « intra-religieux », en lien permanent avec les sources juives, chrétiennes, et musulmanes. Tout comme le concept de dialogue « intra-religieux » est très approfondi dans la revue Chemins de dialogue n° 54 : Le dialogue intrareligieux (2019, 245 p.). Le frère Gwenolé s’inscrit ainsi dans le courant de spiritualité islamo-chrétienne de la badallyia développé par Louis Massignon (p.131). Il maîtrise tout un art de lier le ton chaleureux, plein d’humour et fraternel de l’autobiographie, et la réflexion approfondie. Tout en se disant « homme de terrain », le frère franciscain aime creuser la vérité et la force des concepts qui argumentent l’approche interreligieuse. L’auteur privilégie quatre concepts ou réalités si bien illustrées par saint François : la fraternité, condition décisive de la confiance réciproque ; la rencontre, ou la « présence-rencontre », fondamentale pour toute avancée dans l’écoute ; le dialogue si exigeant pour être véritable et fructueux ; et, « vite », la prière qui accueille tous les frères pour faire monter une joyeuse louange vers le Père.


Père Pierre Fournier
diocèse de Gap et d'Embrun
1948 - 2021

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